Le Mythe de Siegfried
1. La Prophétie
Dans les neiges blottie, une hutte rustique.-
Un frêne ancien croît au milieu de ce palais.
Car c’est un chef qu’abrite, dans les anciens lais,
Ce cadre nuptial, sauvage et romantique !
Mais une innocente agonise et se morfond
Sous ce toit de paille où se creuse son tombeau.
Voyez le dieu qui baille auprès de son corbeau,
Et son engeance, oh malheureuse ! sous l’affront
D’un mortel expirer de douleur et frémir !
Mais un soir d’orgie que coulait la mousse blonde,
Un vieillard au cheveu gris de la nuit profonde
Surgit dans la bergerie ainsi que Fenrir.
Alors, le vieux dessous son capuchon grisâtre
Jeta un regard sur cette morne assemblée,
Longtemps, avant de brandir au clair une épée
Qui luisait étrangement à l’éclat de l’âtre.
Et dans un geste inexprimable et prophétique,
Il planta le fer magique au fond du grand frêne.
Puis, quand l’ancêtre enfin mit pied dehors à peine,
Dans un éclair, on vit resplendir un portique
Sous la lune écarlate. Et soudain tous se turent.
Le frêne à cet éclat avait si sombre allure
Qu’il semblait un blasphème envers mère Nature.
Et les rayons de l’astre pâle au ciel moururent
Or qu’un froid ténébreux s’épandait sur la Terre,
Dont le sein trembla dans un spasme géniteur.
Tout ne fut désormais que désastre et fureur :
Du Ragnarok venait l’âge crépusculaire.
2. Nothung
Ou l’Energie du Désespoir
Le dieu Loge éclairait de sa lueur dernière,
Tout près du frêne ancestral par le feu rougi,
Sieglinde espérant, frissonnante en sa tanière,
Le retour fracassant de Hunding, à demi.
Quand au logis l’appel aboyant du guerrier
Au loin comme un cri de mort-vivant retentit,
Impétueux et sourd sur son fier destrier.
Mais un autre entra à pas de loup, ennemi
Fraternel, semblable à un animal traqué.
-Thor frappait des géants de son marteau vengeur.-
Un fugitif dans l’antre humide et abhorré,
Que la tempête avait jeté pour son malheur,
Pitoyable, hagard et farouche en la demeure,
Egaré par hasard, de la femme épuisée
De son poursuivant ! –Fallait-il qu’un héros meure
Sans se défendre ?- Alors, il arracha l’Epée
D’Espoir, avec une aisance miraculeuse
Du sein de l’arbre vénérable. Et la puissance
Ardente et inouïe de l’arme merveilleuse,
Que seule eût brisée du Dieu des Vainqueurs la lance,
Emplit son bras meurtri d’une vigueur nouvelle.
Et comme bondie des sommets, irisée tant
Son armure étincelait, parut la Pucelle
Qui mène les preux tombés courageusement
Au Walhall ! -Un château plein de merveille obscure,
Que des piques d’argent et des boucliers parent,
Or qu’avec tendresse et grâce une autre Walküre
Porte une corne aux combattants qui se préparent
Jusqu’à l’ère ensanglantée de l’Aube Finale.-
Alors, elle apaisa le rythme de son aile,
Et dit d’une voix sonore, ample et virginale
Comme un vent de fraîcheur sur la neige nouvelle :
« O fils privilégié du Père des Batailles,
Tu connaîtras bientôt son palais éclatant.
A toi, avant l’heure le joie des retrouvailles ;
Wotan en sa demeure auprès des dieux t’attend.
Aie foi en Brunnhilde, -suis-moi, je t’en conjure.-
Et je te guiderai ce jour, au Walhalla ! »
Mais Siegmund répondit : « Que ce fer te rassure,
O vierge au cœur d’airain ! » Et son bras désigna
La femme endormie, faisant signe de silence,
Puis ajouta, pensif : « Les douleurs de ce monde
Auprès de mon aimée ne valent la souffrance
D’être séparé de mon âme une seconde !
Me conduirais-tu au Walhall, chaste immortelle,
Je ne te suivrais pas, tant me sied mon tourment. »
Mais contre toute attente, avec un sanglot frêle,
La divinité, touchée par un sentiment
Nouveau qui la surprit, décida de venir
En aide aux malheureux, suivant la volonté
Que lui dictait l’amour, et malgré le désir,
Par une lutte intérieure écartelé,
De Wotan qui déjà chevauchait à sa suite.
Et levant son bouclier face au protégé
Du dieu courroucé, la Walkyrie prit la fuite.
Alors le désespoir terrible et partagé
Du patriarche humilié par sa fureur vaine
Gronda dans les nuées. Et d’un geste coupable,
Il brisa l’épée de sa lance souveraine.
Oui ! Wotan brisa Nothung, l’épée formidable,
Le présent fait à son fils, pour qu’il enfantât
De son propre sang un héros libre et sans peur
Qui vînt l’affranchir de sa dette. Mais l’ingrat
Allait périr sous le fer purificateur
De Hunding ! –Puis qu’il trépasse. Et seule, endormie,
Resta blottissant sur la mousse protectrice
Des bois, son sein où croissait, déjà raffermie,
Le fruit vigoureux de cette union rédemptrice,
La pauvre Sieglinde aux mornes rayons du soir.
Car tandis que son pouls plaintif s’affaiblissait,
Telle une pousse engourdie, vivait dans le noir
Le sang vermeil et nouveau du dieu satisfait.
Brunnhilde impuissante et déchue pleure en silence,
Attachée sur un roc au milieu d’un brasier.
Mais sur cette île éblouie, or que Loge danse,
La vierge attend en songeant à son justicier.
3. Siegfried
Ainsi vint au jour le héros libre et sauvage :
Innocent, sur le vert velours d’un tapis frais.
Solitaire et beau, tout à la fois ivre et sage,
L’enfant miraculé grandit dans les forêts,
Escaladant les chutes d’eau et les glaciers
Comme un louveteau robuste. Insouciant et fort,
Parmi les vaux abrupts, avec les sangliers
Il faisait la course, et visitait sans effort
L’aigle en son nid périlleux. Joyeux et brutal,
Forgeant son corps, il sut travailler les métaux.
Et endurci au climat septentrional,
Il devint un jeune homme. Avec de grands marteaux,
Sur le plat des rochers, il inventa son art.
Mais un jour qu’il vagabondait près du village,
Un nain difforme s’approcha tel un renard
De Siegfried qui fracassait le fer avec rage.
Devant tant de ferveur, d’abondance de vie,
Le gnome au cœur sournois cependant ricana
Et émit un son rauque et sifflant de poulie,
Puis avec un air méprisant se détourna.
Mais au bout d’un moment, dans un souffle phtisique
Où gargouillait quelque envie subrepticement,
Tandis qu’il observait, bras croisés, ironique,
Parmi des pluies bleutées ce vain acharnement,
Le Kobold ambigu dit de sa voix d’enfer :
« Ne voudrais-tu pas maîtriser l’art de la forge ?
Car sache que tu as devant toi un expert !
Viens avec Mime, tout au fond de cette gorge.
Là mes apprentis à ce dur métier s’exercent,
Et auprès d’eux seuls tu saurais te mesurer ! »
Alors, Siegfried, vif tel des montagnes qui percent
L’air serein, prit son marteau sur son épaule et
Vers les monts lointains ils s’en allèrent tous deux.
Mais tandis qu’ils descendaient dans la faille infecte,
Sans cesse, avec un grasseyement mielleux,
Le nain encensait de sa mélopée suspecte
Le noble compagnon qui lui faisait confiance:
« Bientôt tu seras de Thor un pair, mon ami ! »
Et dissimulant sa sinistre manigance,
Plein de ruse derrière un faux air de défi,
Il l’entraîna parmi le brouillard sulfureux.
Au pied d’un arbre, les forgerons attendaient
Leur maître et conversaient à la chaleur des feux.
Si le Sauvage le souhaitait, ils l’aideraient
Par leurs conseils à trouver le fer le plus dur
Afin qu’il se forgeât l’épée qu’il désirait
Tant ! Car il savait qu’un dragon féroce et mûr
Dans les contreforts de la vallée demeurait,
Et rêvait par jeu de terrasser ce titan,
Créature abominable à la peau de corne,
Qui régnait sur la contrée ainsi qu’un tyran.
Or le gnome couard lui dit, d’un regard morne,
Que s’il parvenait à travailler ce métal,
-Et il se figurait du guerrier la puissance !-
Malléable à son bras pourtant, sans trop de mal,
Il aurait prouvé son courage et sa vaillance.
Alors, il connaîtrait enfin l’honneur insigne
D’intégrer leur éminente corporation.
Il prouverait sa force et s’en montrerait digne,
Sans doute. Mais d’abord, il fallait du charbon.
Siegfried, habitué qu’il était au péril,
Partit dans les forêts sombres et familières
Sous le beau soleil éclatant du mois d’avril.
Il voyait au sommet des noires fourmilières
Des oiseaux étranges au chant évocateur
Comme de petits esprits métamorphosés
Qui semblaient l’interpeler, et dans la vapeur
Des fanges du marais, des serpents mordorés,
Onduleux et sages, qui tentaient de le suivre.
L’air était habité d’un murmure incessant
Et la forêt, comme enchantée, paraissait vivre.
Mais Siegfried, hanté par un désir impatient,
Sans voir marchait d’un pas rapide et s’en allait
Vers les tréfonds les plus ténébreux que la voûte
De la sylve argentée par un brumeux reflet
Dans le couchant timoré formait sur sa route.
Et il chemina jusqu’au soir dans la pénombre,
Quand il découvrit dans une clairière alors,
Un gisement délaissé, garni de décombre,
Qui affleurait ; récompensé de ses efforts.
Un morceau de minerai si pur et si beau
Que le fer luisait ainsi d’infimes étoiles
Parmi les liserais du noir et vil terreau.
Longtemps, il contempla la pierre. Enfin, les voiles
Du ciel brumeux se levèrent, et il quitta
Ces parages incertains dessus la colline,
Fier de son butin. Mais en route, il rencontra
Un frêne dépouillé, juché sur une ruine,
Qui semblait calciné, déjà noirâtre et sec.
Pris d’un sentiment familier, confusément,
Cet arbre lui plut. Comme un pic-vert de son bec
Frappait la souche énorme avec entêtement,
Il décida de l’abattre et l’ensevelit
Dans le sable fumant, puis tassa plusieurs fois
Le terril meuble et bourbeux par dessus ce lit
D’argile, et le laissa mûrir durant six mois…
Lorsque le temps fut venu, le héros génial
Creusa un grand trou, puis attendit patiemment.
Enfin, il plongea le précieux bras de métal
Dans la braise ardente. Alors, ainsi qu’un diamant,
Le fer blanchit et se confondit dans la cendre.
Avec une agilité toute naturelle,
Siegfried à ce moment fit sauter le fer tendre,
Qui brilla du bleu pur de la flamme nouvelle,
Hors du feu sur l’enclume à l’aide d’un bâton.
Or il se saisit d’un marteau si lourd que Thor
Le salua d’un foudre ! et frappa le tison,
Avec un éclair si fracassant et si fort
Que parmi le cercle étonné par ce mystère
Régna soudainement un silence ébahi.
Et là où l’enclume s’enfonça dans la terre,
Puissante et merveilleuse, une source jaillit.
4. La Malédiction de Fafner
Le guerrier victorieux ayant vaincu la Bête,
Il entendit un oiseau non loin de sa tête
Dont soudain le babil devint intelligible :
« C’est bon, baigne ton corps dans le sang du Dragon,
Et par son pouvoir, tu deviendras invincible ! »
Pour voir, alors, le héros hasarda un long
Pas, dans le flot profond qui coulait de son ventre
Dont le saignement épais formait une mare,
Avec le parfum riche et lourd d’un baume rare,
Qui doucement monta jusqu’à ses genoux. « Entre
Donc ! », dit la grive. Et l’aventurier intrépide
Se plongea, empli d’un frisson voluptueux,
Dans les rougeurs opaques du fumant liquide
Qui bouillait ainsi qu’un chaudron tumultueux.
Mais à l’instant où il allait tremper son buste,
En un courant d’air inattendu, une feuille
Se détacha soudainement d’un proche arbuste,
Volant de-ci, de-là, comme un pollen qu’on cueille,
Et vint se poser sur la colonne fébrile
De son dos, où le cœur bat avec plus de force.
Alors, foudroyé ainsi qu’un nordique Achille,
A cet endroit, il ressentit dans son écorce
Une fêlure irrémédiable et funeste
Comme un furoncle hideux incisé par la peste
Or que le ver expirait dans un râle affreux,
Annonciateur de son avenir ténébreux.
Un jour, lorsqu’il parut à la cour des Burgondes,
Chevalier étranger précédé du prestige
De sa renommée guerrière à travers les mondes,
Encor une fois l’envie ainsi qu’un vertige
Prit ceux qui se disaient ses amis les meilleurs.
Il éprouva la loyauté de ces seigneurs
Tandis qu’il chassait dans la profondeur obscure
Des forêts rhénanes : un trait bien ajusté
Vint traître par derrière ouvrir une blessure,
Dans son dos, lâchement, et à l’endroit précis
Où le dard seul risquait à coup sûr de porter.
Alors, il lança, le temps de son court sursis,
Un regard plein de tristesse désabusée
A l’assemblée conspiratrice et médusée,
Et s’affaissa, trempant son beau visage pâle
Dans le flot putride et rampant d’un ruisseau sale.
Ainsi mourut Siegfried, le héros sans pareil,
D’un doigt sur la corde, par surprise emporté.
Et tandis que se répandait son sang vermeil,
Des Niebelungs s’accomplit le destin maudit
Où les avait enchaînés leur cupidité.
Et le trésor fabuleux du Dragon nourrit
La discorde et l’envie, et le meurtre, et la honte
Parmi ses possesseurs sans fin, jusqu’à la fonte
D’un anneau fait de cet or au pouvoir mystique
Qui causerait la fin des dieux du monde antique.
Joël Gissy
Extrait de mon recueil Noctifer, Le porteur de nuit, 2014
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